Chaque semaine, un village disparaît de la carte

Faute d’infrastructures, même élémentaires, les résidents de la plupart des villages ukrainiens n’ont guère le choix : tenter de survivre ou partir.

Par GVadmin Modifié le 31 juillet 2012 à 15 h 58
Village ukrainien. © anaroza (Flickr.com)

Faute d'infrastructures, même élémentaires, les résidents de la plupart des villages ukrainiens n'ont guère le choix : tenter de survivre ou partir.

J'ai rencontré Bohdan à un arrêt de bus du village de Borodianka, dans la région de Kiev. Bohdan est un habitué de ce vieux bus qui, les bons jours, fait souvent le voyage jusqu'à son village. Il a pris ce bus pour toutes sortes d'occasions dans sa vie : d'abord à l'école primaire, maintenant pour rejoindre son lycée professionnel où il étudie pour devenir conducteur de tracteur. Dans son village natal de Stara Buda, il n'y a pas d'école et pratiquement pas de jeunes.

Villas et balais

Les villages dans les environs de Stara Buda sont presque tous morts. Même le chauffeur de bus refuse d'aller à Velyky Lis ou Koblytsia, plus loin sur la route. Il dit que toute la population de Velyky Lis se résume à deux vieillards... Les autres ont déménagé ailleurs. Un autre chauffeur estime au contraire qu'on y voit désormais plus de signes de vie qu'avant. Sûrement grâce aux maisons de campagne, aux villas et même aux clubs construits par les riches habitants de Kiev. Mais il ne recommande pas pour autant de prendre un bus pour s'y rendre : sans voiture, vous devrez rentrer à pied, et prendre le risque de passer la nuit à la belle étoile...

Exode rural.
Les villages ukrainiens font face à un exode de plus en plus prononcé. © Kyle Taylor (Flickr.com)

Il n'y a pas de villas à Stara Buda. Mais ses habitants ne s'en plaignent pas. Ils se considèrent chanceux car dans d'autres villages, la situation est bien pire. Les anciens aiment à rappeler que le village était autrefois beaucoup plus grand. Maintenant, il ne reste que deux rues et 80 foyers. Kolia, l'oncle de Bohdan se plaint :

Il n'y a pas d'emplois, les jeunes fuient, et donc les villages se meurent. S'ils pouvaient y trouver un bon salaire, les gens resteraient ici pour vivre et travailler.

Au cours des huit années qu'il a vécu ici, la population a un peu augmenté. Mais la croissance n'est pas due au nombre de naissances, mais plutôt aux gens qui viennent d'ailleurs et aux propriétaires de chalets. "Les personnes âgées et les retraités viennent volontiers ici. Le village est calme, il y a une forêt où les gens peuvent cueillir des champignons et des baies." "C'est pour l'argent, pas pour les baies !", exclame Halyna, la femme de Kolia.

Beaucoup de villageois vendent effectivement des champignons et des baies dans les alentours tandis que d'autres arrivent avec leurs propres idées pour gagner de l'argent. Mykola, leur voisin, a ouvert le seul magasin de Stara Buda,  non pas tant pour en tirer profit mais plutôt pour aider ses concitoyens. Kolia approuve :

C'est une bonne chose que nous, nous ayons au moins une voiture. On peut ainsi aller acheter des produits ailleurs. Mais que peut faire une vieille femme seule par exemple ? Alors Mykola a ouvert son magasin. Il a apporté beaucoup de produits, et maintenant nous avons tout.

Mais juste après, il tire sur sa cigarette et soupire: "Mais toujours pas de tabac..."

Sauvés par la route

Nous passons devant une maison où trois familles travaillent ensemble : les anciens et les jeunes tissent des balais dans la cour. Ils iront plus tard les vendre en ville. Des femmes déclarent :

Les gens survivent pour le moment mais quand la neige tombera, il n'y aura rien. Si nous obtenons aujourd'hui 1,7 hryvnias [0,1 euros] par balai, c'est déjà une bonne chose.

La vente de balais est une source typique de revenu supplémentaire pour les paysans à travers l'Ukraine. Ils vendent aussi du lait à 2 hryvnias le litre, en passant par des intermédiaires qui le revendent ensuite dans les grandes laiteries pour 6 à 8  hryvnias. Serhiy Pavlenko, du village de Lehedzyne, dans la région de Tchernivtsi, est très pessimiste sur l'avenir des villages en Ukraine :

Les villages qui sont situés à 30-40 km des villes vont survivre pendant un certain temps, mais les autres vont finir envahis par les mauvaises herbes.

Quand il rentre chez lui, dans son village natal, ses propos sont laconiques : "C'est la route qui nous sauve." Elle permet aux gens de se rendre au travail à Ouman ou à Talny, le centre du district. Pour aller à Kiev, c'est un voyage de plus de deux heures par le train de banlieue ou en bus. Les femmes du coin y travaillent comme infirmières dans les hôpitaux et les hommes comme gardiens ou nettoyeurs de rue.

Village vu du train.
Un village aperçu à bord d'un train vers la ville. © Matvey Andreyev (Flickr.com)

Les gens de la campagne n'ont pas d'autre choix, ils disent que leurs villages meurent littéralement devant leurs yeux. Après la fermeture des fermes, les jeunes préfèrent de plus en plus rallier les villes, où les salaires sont stables, même si le loyer est élevé, plutôt que de lutter en essayant de trouver un emploi dans la campagne.

Pas de fenêtres, ni de portes

"Il y a des gens bien dans les villages, mais ils sont souvent étranglées par la vodka", explique encore Halyna. Elle est connue comme “guérisseuse” à Stara Buda, et les malades lui viennent des villages voisins. Mais ni elle, ni l'infirmière du poste de secours (équipé simplement de bandages et d'iode) ne peut guérir le fléau de l'alcoolisme... Cette maladie a tué dix personnes à Stara Buda ces sept dernières années. Halyna se lamente :

Regardez, les maisons sont comme des trous vides à cause de la vodka. Ils gaspillent tout ce qu'ils gagnent en boisson. Comment peuvent-ils mener leur vie comme ça ?

Cependant, beaucoup sont convaincus que la situation dans les villes est encore pire : les paysannes qui vont vendre leurs marchandises sur les marchés de Kiev sont habituées à voir les alcooliques locaux mendier pour "20 kopeks".

L'effet domino de la migration

Selon le Comité d'État de la statistique, la population rurale ukrainienne a chuté de 0,7% rien que cette année. Depuis le 1er août 2011, les ruraux forment 31,4% du total de la population. Une des raisons à ce dépeuplement des campagnes est la migration, causée principalement par un chômage élevé et un faible niveau de vie en zone rurale. Une étude a montré qu'en Crimée, où 77% de la population vit à la campagne, la moitié des ménages ne peut répondre à ses besoins fondamentaux, tandis qu'une personne sur cinq ne mange pas à sa faim.

La migration de la main-d'œuvre produit un effet domino qui entraîne encore plus de personnes à se déplacer. Les écoles en sont l'exemple le plus évident. L'école de Mala Berezanka avait l'habitude d'avoir trois groupes d'élèves en première année, alors que maintenant, elle n'ouvre une classe que si il y a au moins deux enfants par niveau. Mais même cela est menacé : les écoles avec trop peu d'élèves seront fermées, car l'État estime que cela coûte trop cher de les conserver. Cependant, c'est précisément l'absence d'une école dans son village natal (ou la mauvaise qualité de l'éducation dans un village voisin) qui fait pencher la balance quand les jeunes gens décident où s'installer pour vivre.

Campagne ukrainienne.
Dans la campagne ukrainienne ne subsiste guère qu'une agriculture de survie. © Kyle Taylor (Flickr.com)

La campagne souffrira encore plus le jour où les terres agricoles seront mises en vente en Ukraine, ce qui est, pour l'instant, impossible, d'après une mesure qui date de l'ère soviétique. Le risque est que les petits agriculteurs en manque de fonds vendent à la va-vite. Serhiy Pavlenko met en garde :

Un homme achète un tracteur, mais celui-ci tombe en panne ; il doit alors emprunter 2000 hryvnias pour en acheter un nouveau. Où va t'il trouver l'argent ? Les gens qui ont déjà un lot de terre vont acheter celui de leurs voisins et devenir grands propriétaires.

Et aujourd'hui, avec les machines modernes, les investisseurs d'affaires auront de moins en moins besoin de travailleurs locaux. Les paysans sont convaincus qu'une loi sur la vente des zones agricoles, mal conçue et mal planifiée, n'aura pour seul effet que de les forcer à abandonner la terre qui les a nourris pendant si longtemps. Car la terre est la principale richesse de ces villages.

Un village est un village, même en Europe?

L'urbanisation massive fait grimper le chômage et rend les villes surpeuplées. L’Ukraine n'est pas le seul pays à avoir mis la question rurale dans son agenda. Dans la vieille Europe aussi on se bat contre la crise démographique et la diminution du nombre de villages, un effet secondaire de l'urbanisation. Les stratégies varient d'un pays à l'autre.

La Bulgarie et de nombreux autres pays des Balkans tentent de réorienter leur population rurale grâce à des sources de revenu autres que l'agriculture. Stuart Burgess, le chef de la Commission britannique pour les collectivités rurales, a déclaré que près de 200 000 jeunes gens au Royaume-Uni ont migré vers les villes. Les principales raisons sont le manque d'emplois et de logements abordables et - surprise - l'absence de connexion Internet haut débit. Toutefois, le gouvernement britannique prévoit l'accès à Internet dans chaque maison en 2012.

(...)

La modernisation est la solution

The Ukrainian Week a demandé à Oleksiy Pozniak, chef du Département d'études des migrations à l'Institut Ptukha des données démographiques et la recherche sociale, pourquoi les villages disparaissent. Voici sa réponse :

La population rurale de l'Ukraine est trop importante par rapport aux normes européennes. L'agriculture n'est pas suffisamment mécanisée et automatisée : il faut une ferme entière en Ukraine pour faire un travail accompli par un agriculteur et deux ou trois saisonniers en Europe occidentale. Si les villages se modernisent, la migration vers les villes ne sera plus une menace. Dans l'Union Européenne, ce type de migration n'est pas très prononcée. Grâce à des des infrastructures de transport bien développées, les gens vivent souvent à 50-70 km en dehors de la ville où ils travaillent. En Ukraine, cette manière de vivre coûte beaucoup plus chère, à cause de l'état de nos infrastructures.

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