L’économie perverse de la médecine personnalisée

La médecine personnalisée est-elle une bonne chose pour le traitement du cancer ? Pour Richard Smith, ancien éditeur du British Medical Journal, la réponse est non. Celui-ci fait valoir combien cette médecine personnalisée mettrait à mal les profits de l’industrie pharmaceutique.

Par Octavia Tapsanji Modifié le 22 janvier 2013 à 15 h 41

La médecine personnalisée est-elle une bonne chose pour le traitement du cancer ? Pour Richard Smith, ancien éditeur du British Medical Journal, la réponse est non. Celui-ci fait valoir combien cette médecine personnalisée mettrait à mal les profits de l’industrie pharmaceutique. Si l’on abandonnait une approche homogène en matière de prescription de médicaments contre le cancer, les sociétés pharmaceutiques seraient contraintes de modifier leur modèle d’entreprise, notamment en augmentant radicalement leurs tarifs – ou en stoppant totalement la production des médicaments.

En pharmacogénétique (ou pharmacogénomique), le typage génétique est utilisé pour déterminer la probabilité de réaction effective d’un patient aux médicaments, ainsi que pour ajuster en conséquence le régime pharmaceutique de celui-ci. En oncologie, ceci implique un ajustement du traitement en fonction du génome séquencé de la tumeur en question, lequel diffère de celui des cellules normales du corps du patient. Il pourrait être possible, par exemple, d’identifier les patients génétiquement programmés pour réagir plus rapidement à la chimiothérapie, et ainsi de leur prescrire des dosages plus faibles les préservant des effets secondaires les plus pénibles du traitement.

Cette approche est cruciale en oncologie, dans la mesure où les cancers varient considérablement, même chez les patients présentant un diagnostic similaire. Après avoir séquencé les tumeurs mammaires de 50 patientes, un groupe de chercheurs a déterminé que seulement 10% des tumeurs avaient plus de trois mutations en commun.

De même, une analyse de biopsie effectuée sur quatre patients atteints d’un cancer du rein a révélé qu’une tumeur unique pouvait présenter de nombreuses mutations génétiques différentes en divers emplacements. Les deux tiers des défaillances génétiques identifiées ne se répétaient pas dans la même tumeur, et encore moins dans les autres tumeurs apparaissant ailleurs dans le corps des patients. Il se pourrait ainsi qu’un médicament pharmacogénomique ciblant une mutation donnée ne fonctionne pas sur les autres mutations.

Considérons qu’une société pharmaceutique traite 100 patients pour 100 £ (120 €) chacun, elle engendrera alors 10 000 £. En revanche, si seulement 10 de patients – 10% des tumeurs – sont génétiquement programmés pour réagir favorablement au médicament, les assureurs et autres systèmes de santé nationaux ne voudront payer que pour ces patients, réduisant ainsi les revenus de la société de 90%. C’est ici que Smith introduit la métaphore de la moutarde.

Selon Smith, les sociétés pharmaceutiques seraient comme des fabricants de moutarde. Elles engendrent la plupart de leurs profits grâce à des patients qui ne réagissent pourtant pas aux médicaments qu’elles fournissent, de la même manière que les fabricants de moutarde font principalement des bénéfices sur un condiment que les consommateurs abandonnent pourtant sur le bord de leur assiette. La médecine stratifiée ou personnalisée exigera que les sociétés pharmaceutiques augmentent significativement leurs tarifs afin de compenser les pertes découlant de la réduction des proportions.

En réalité, nous assistons d’ores et déjà à des situations de ce genre. Nouveau médicament personnalisé, utilisé dans le traitement de la fibrose kystique, le Kalydeco s’avère hautement efficace, seulement toutefois chez les 4% de patients présentant une mutation génétique particulière. Ainsi, le coût d’une année de traitement s’élève-t-il à 214 000 $. De même, le Xalkori est proposé à 9 600 $ par mois, dans la mesure où la population cible de ce médicament – à savoir certains patients atteints d’un cancer du poumon et présentant une certaine mutation – s’élève à moins de 10 000 patients.

Au Royaume-Uni, le National Health Service, système britannique de santé publique, a considéré que le médicament de traitement personnalisé du cancer baptisé Herceptin s’avérait trop onéreux, jusqu’à ce que l’indignation de l’opinion publique contraigne le NHS à revenir sur sa position. Peut-on pour autant espérer, à l’ère de l’austérité, que les autorités agissent à nouveau en ce sens ?

À travers une restriction de l’accès aux traitements en faveur des plus riches et des patients les mieux assurés, l’augmentation du prix des médicaments pourrait exacerber l’inégalité croissante régnant dans de nombreux pays. Comme l’a démontré Karen Peterson-Iyer, éthicienne du monde de la santé, « Du point de vue de la justice, l’une des possibilités les plus troublantes soulevées par la pharmacogénétique réside dans le fait que celle-ci soit vouée à creuser davantage un certain nombre de fossés socio-économiques d’ores et déjà profonds, caractérisant la société américaine moderne. »

Mais la médecine personnalisée n’est pas le seul facteur menaçant les profits de l’industrie pharmaceutique. Les brevets portant sur de nombreux médicaments best-sellers arrivent à expiration, renforçant l’urgence de la découverte de nouveaux marchés.

C’est en persuadant les clients qu’ils ne sauraient se contenter d’un produit taille unique, et en décomposant les traitements médicamenteux existants en différentes « gammes », que les sociétés pharmaceutiques parviennent à se créer de nouveaux marchés de niche. La meilleure option consiste pour elles à persuader chaque patient de mettre la main au porte-monnaie afin de déterminer le médicament de niche correspondant à sa « taille. » Un génome entier pouvant aujourd’hui être séquencé pour seulement 1 000 $, il se pourrait bien que les entreprises en ligne de génétique opérant directement auprès du consommateur étendent leur activité de simples sous-ensembles de gènes à une cartographie complète du génome.

Dans ce cas, le coût des diagnostics serait transféré du système de santé publique ou des assurances vers les personnes. Ceci pourrait cependant soulever de nouvelles difficultés, notamment en cas de privation de couverture pour certains individus sur la base du profil génétique dont ils ont payé l’identification.

Par ailleurs, même si les sociétés pharmaceutiques augmentent leurs tarifs, il existera probablement certaines combinaisons de médicaments pharmacogénétiques à l’égard desquelles le marché sera tout simplement trop limité. Les patients atteints de cancers engendrés par différents cheminements génétiques nécessiteraient tant de combinaisons de médicaments différentes qu’il serait impossible de produire tous les médicaments exigés par chaque traitement idéal pour le patient. En effet, la personnalisation de la médecine progressant, la clientèle pour chaque médicament se restreint, incitant de moins en moins les compagnies pharmaceutiques à les produire.

La médecine personnalisée fait appel à notre désir de choix et d’autonomie. Il nous faut cependant faire preuve de prudence quant aux souhaits qui sont les nôtres. L’enthousiasme des patients à l’égard de la pharmacogénétique perdrait tout son sens s’il conduisait les systèmes de santé publique et les assurances à décider de leur refuser un traitement. Et au regard des restrictions de coût intéressant aujourd’hui les gouvernements et les sociétés du monde entier, cette éventualité pourrait bien prendre corps.

Donna Dickenson

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