L’accord négocié à Genève par les États-Unis et la Russie en vue de l’élimination des armes chimiques de la Syrie a été à juste titre qualifié d’historique.
L’accord de Genève sur le désarmement chimique de la Syrie : une étape cruciale
L’accord négocié à Genève par les États-Unis et la Russie en vue de l’élimination des armes chimiques de la Syrie a été à juste titre qualifié d’historique. Même s’il ne met pas dans l’immédiat un terme à la guerre civile qui dévaste le pays, il offre une chance potentielle à l’amélioration de la sécurité régionale et internationale, et en conséquence, du sort des populations civiles.
L’année dernière, une étude publiée par le Centre de Politique de Sécurité de Genève (GCSP) notait que la Syrie avait indirectement admis posséder des armes chimiques, et rappelait que, bien que non signataire de la Convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC), elle était tenue par l’obligation juridique de n’employer de telles armes inhumaines en aucun cas. L’étude concluait que, afin d’empêcher une telle utilisation, des menaces d’intervention militaire, en raison d’obstacles juridiques, militaires et politiques, pourraient se révéler moins efficaces que l’épée de Damoclès de poursuites des responsables éventuels devant la Cour pénale internationale (CPI).
Il est en fait fort probable que le récent accord résulte de la menace de frappes militaires des États-Unis et de certains de leurs alliés en réaction à l’attaque chimique perpétrée le 21 août 2013. Toutefois, de même qu’il est impossible de prouver au-delà de tout doute raisonnable que la dissuasion nucléaire fonctionne et garantit la paix, il n’existera probablement jamais de preuve de cette affirmation quant à la décision du régime syrien de renoncer à ses armes chimiques. Ce qui est certain cependant, c’est que la Russie a joué un rôle critique dans cette décision en tant que principal allié de la Syrie, ancien fournisseur d’armes chimiques de Damas du temps de l’Union soviétique.
La mise en œuvre de l’accord de Genève a déjà commencé : la Syrie a officiellement adhéré à la Convention d’interdiction des armes chimiques (CIAC), avec effet au 14 octobre 2013. Elle a donc accepté l’obligation juridique de déclarer ses stocks et de fournir à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) tous les détails concernant leur localisation et leur composition. Du fait de l’urgence résultant de la situation spécifique de la Syrie, l’accord de Genève obligera la Syrie à identifier, neutraliser et détruire ses stocks selon un calendrier « express » par rapport aux pratiques de l’Organisation. La résolution 2118 du Conseil de sécurité de l’ONU place clairement l’exécution de ces obligations sous contrôle et sous la menace de sanctions. La question des poursuites devant la CPI reste ouverte.
De nombreux commentateurs ont mis l’accent sur la complexité de cette tâche, d’autant plus dans un contexte de guerre civile impliquant des menaces potentielles à la sécurité des équipes internationales d’inspecteurs. Il est vrai qu’une destruction sûre des armes chimiques selon les règles et dans le respect de l’environnement aux États-Unis et en Russie s’est révélée être un processus plus difficile et plus long que prévu, et que les États Parties à la CIAC ont accordé à ces États une prorogation de leur délai de destruction. Toutefois, l’expérience du désarmement forcé de l’Irak par l’ONU dans les années 1990 ainsi que le cas plus récent de la Libye a démontré les options techniques disponibles à la communauté internationale en vue de neutraliser ou de rendre les armes chimiques inopérantes de sorte qu’elles ne puissent plus être employées en attendant leur destruction. Dans le cas de la Syrie, cette activité pourrait être menée à bien dans un délai relativement bref, à condition que les équipes de l’OIAC jouissent d’un accès illimité à tous les sites chimiques, y compris les installations de production et de stockage.
L’objectif à long terme (dix mois) pour l’élimination définitive des armes chimiques syriennes pourrait être atteint si la Russie y concourait, notamment en se servant de sa base navale de Tartous pour transférer les stocks chimiques neutralisés vers les centres russes de destruction sous le contrôle de l’OIAC. L’Irak pourrait aussi être mis à contribution pour partager son expérience de l’incinération des armes chimiques par explosion dans des régions désertiques comme cela fut fait par l’ONU dans les années 1990.
Grâce à cette évolution inespérée, le but de l’universalité de la CIAC a accompli un saut de géant : il ne reste plus que deux États à avoir signé la Convention sans l’avoir ratifiée (Israël et la Birmanie) tandis que quatre États ne l’ont toujours pas signée ou n’y ont pas adhéré : l’Angola, l’Égypte, la Corée du Nord et le Sud-Soudan. Dans le cas de l’Angola, de la Birmanie et du Sud-Soudan, il devrait être assez facile de convaincre ces gouvernements de se rallier aux efforts de la majorité écrasante de la communauté internationale maintenant que la norme de l’inadmissibilité des armes chimiques a été renforcée. S’agissant de la Corée du Nord, cette question devrait être inscrite à l’ordre du jour des Pourparlers à Six sur la dénucléarisation et incluse dans tout “paquet” permettant la résolution de la crise actuelle.
Au Moyen-Orient, le désarmement chimique de la Syrie a la capacité de créer un nouvel élan en faveur de l’objectif d’une zone exempte de toute arme de destruction massive (ADM). La réaction préliminaire d’Israël à l’accord de Genève a été prudente : le gouvernement israélien a invoqué plusieurs arguments pour s’en tenir sa position de non-ratification de la CIAC (persistance des menaces, non-reconnaissance d’Israël, rôle des groupes armés non-étatiques, etc.). L’Égypte a toujours affirmé qu’elle n’adhèrerait à la CIAC que si Israël devenait partie au Traité de Non-Prolifération (TNP) et plaçait ses activités nucléaires sous garanties internationales.
La situation nouvelle résultant de l’abandon par la Syrie du lien qu’elle avait établi entre ses propres armes chimiques et la capacité nucléaire d’Israël devrait inciter à la fois Israël et l’Égypte à faire un geste de leur côté. Les deux pays, moyennant un robuste soutien ou l’influence des États-Unis et de la Russie, devraient – peut-être conjointement ou de manière coordonnée – annoncer qu’ils deviennent parties à la CIAC. Même si Israël ou l’Égypte ont conservé des capacités ou des programmes d’armes chimiques, ils devraient être désormais convaincus de l’impossibilité de recourir à de telles armes qui non seulement sont moralement répugnantes mais ne confèrent en outre aucun avantage stratégique. La Syrie et l’Égypte, qui ont signé mais non ratifié la Convention d’interdiction des armes biologiques et à toxines, devraient aussi être persuadées de ratifier cet instrument, et Israël (non-signataire) d’y adhérer. Afin que la dimension nucléaire soit intégrée dans le processus, Israël devrait accepter la convocation de la conférence prévue sur une Zone exempte d’ADM au Moyen-Orient, sans préjuger du résultat éventuel d’une négociation appelée à se prolonger.
Pour en revenir à la Syrie, l’accord sur les armes chimiques ne concerne qu’un seul des aspects de l’horrible guerre civile qui déchire le pays. L’élimination de cette catégorie d’armes réduira considérablement le risque de nouveaux massacres de civils, mais elle ne mettra pas forcément un terme à l’utilisation massive d’armes conventionnelles contre des populations et des cibles civiles par toutes les parties au conflit. C’est pourquoi la nouvelle dynamique créée par l’accord américano-russe doit aussi être saisie pour promouvoir un règlement politique de la guerre civile. Elle devrait ainsi ouvrir la voie à la fin de la paralysie du Conseil de sécurité de l’ONU et à des progrès rapides vers un cessez-le-feu et la transition vers un nouveau gouvernement acceptable à Damas.
L’accord de Genève apportera aussi une nouvelle démonstration que, dans un conflit tel que celui de la Syrie, non seulement il n’existe pas d’issue militaire, mais encore que toute action unilatérale de l’une ou l’autre des parties (y compris les acteurs externes) est vouée à l’échec et place son auteur dans une situation encore pire par rapport à une approche concertée ou multilatérale fondée sur le respect du droit international. Dans une région où cette leçon de l’histoire est souvent oubliée, l’accord de Genève pourrait servir de modèle dans l’avenir.